La chasse aux aripes

Publié le par Oxymore

Voici l'intégralité du récit de Georges Saunier :

 

J

e voudrais vous parler d’une époque où nos ancêtres feyzinois étaient encore de vrais brûleurs de loups, des Dauphinois farouches et madrés.

On ne vivait pas dans ce temps-là comme à présent. On se rendait visite le soir entre voisins, d’une maison à l’autre. Alors les vieux discutaient autour d’un pot de vin, de l’état des récoltes et des intempéries, tandis que les jeunes chantaient et s’amusaient…

Il y avait toutes sortes de traditions : moisson, vendange, tirage au sort, fête patronale, étaient le prétexte et l’occasion de réjouissances dont les lointains échos nous parviennent encore par nos anciens.

Nos aïeux vivaient très unis mais un peu repliés collectivement sur leur village. L’étranger, et notamment le voisin lyonnais était un peu regardé de travers. En sa présence, les chapeaux s’enfonçaient, les bouches se cousaient et les regards malicieux de nos gens se posaient sans crainte et sans sympathie sur le villageois dont on se défiait confusément.

Un soir terriblement froid de décembre, quelques « Feyzignans » étaient réunis devant un bon feu de cheminée dans la grand’salle d’un ferme des Razes, quand la porte s’ouvrit, livrant passage au Toine accompagné d’un étranger. Les attitudes de nos gars se figèrent, comme si le froid du dehors, entré brutalement avec les visiteurs, les avait saisis…

Le Toine fit reconnaître son compagnon. Les regards s’éclairèrent une seconde, le temps de dévisager l’homme, puis redevinrent aussitôt lointains. A la vérité, le Toine, mauvais mari, voisin irascible et piètre cultivateur, n’était pas plaisant, mais son ami l’était encore moins que lui. Ce dernier, Feyzinois d’adoption parti à Paris depuis un quart de siècle, avait adopté là-bas on ne sait trop quel métier. Il revenait apparemment doré sur tranche mais plein de morgue et de suffisance, encore plus désagréable qu’avant.

Dès les premiers mots, il ne chercha pas à dissimuler son mépris pour les saines traditions de nos vieux et son aversion pour leurs mœurs pleines de sagesse et de mesure. Il se remit ensuite à parler des fastes de Paris, de vie facile, de plaisirs et de farces. Mais il exagérait trop, l’animal ! C’était cousu de fil blanc et à la fin nos gars n’étaient pas dupes de ce lourdaud.

Leurs visages avaient d’abord marqué l’étonnement avec une nuance de regret et d’envie et puis ils s’étaient vite détendus, teintés de scepticisme, puis de goguenardise.

Le Guste avait eu à certain moment un clin d’œil avec ses voisins. Quand le beau parleur eut fini, il se mit à lui poser quelques questions banales d’un air benoît :

- Alors, comme ça, te voilà revenu ?

- Tu vas être des nôtres à présent ?

- Ne vas-tu pas t’ennuyer ?

La conversation prit bon train. Devant le gros malin, nos gens retrouvaient peu à peu leur aplomb.

Sans s’adresser à lui, le Guste parla le premier des aripes… La conversation roula aussitôt là-dessus, car ils avaient tous compris. Un accord tacite s’établissant, ils entreprirent de monter soigneusement la bonne blague aux dépens du Parisien. Chacun des complices renchérissait sur le voisin : - Elles étaient grosses cette année… - Elles n’avaient jamais été aussi bonnes… - Elles se prenaient facilement…

Ils avaient retrouvé leur malice et leur faconde. Le villageois décontenancé ne comprenait pas bien. On lui expliqua tous les détails de la chasse aux aripes, chacun ajoutant le sien… Petit à petit, on l’engagea à participer lui-même à cette chasse fructueuse qui avait lieu la nuit par les grands froids. Je ne sais plus lequel dit que cette nuit-là était justement très favorable.

- Va chercher les sacs ! dit le Guste.

- Tu viens Parisien ? demanda un autre.

Flairant un instant la supercherie, le hâbleur marqua quelque hésitation, mais les gars jouèrent bien la comédie. Il accepta enfin pour ne pas paraître plus fainéant que les autres, et ils partirent par petits groupes…

Le Guste avait entraîné sa victime et lui donnait d’ultimes conseils d’une voix persuasive :

- Tu mouilles bien ton sac !... Tu grimpes sur un arbre… Tu ne bouges plus… Tu n’as plus qu’à attendre…

Le froid était vif. La bise mordait la figure. Les deux chasseurs traversèrent la grand-route et s’engagèrent dans le Bandonnier. Au bout de cinq cents mètres, ils atteignirent un vieux frêne qui dressait ses branches noueuses.

Le Guste parlait bas pour accroître le saisissement de son compagnon.

- Grimpe ! souffla-t-il. Il lui fit la courte échelle puis, le rejoignant, il poussa la complaisance jusqu’à l’installer bien comme il faut, face à la bise, les bras écartés, le sac largement ouvert.

- Patience ! Attends-moi ! Le Guste déjà transi, se laissa glisser sur le sol dur. Il fila d’abord posément, à pas comptés puis, lorsque le tournant du chemin lui cacha sa victime, il détala comme s’il avait le diable à ses trousses et rallia d’un seule traite ses camarades qui l’attendaient en s’ébaudissant dans la salle de la ferme.

L’entrée triomphale du Guste fut acclamée et une expédition se forma qui prit la direction du Bandonnier. Elle se grossit en cours de route de tous les farceurs du quartier…

Sur son arbre, le drôle commençait à la trouver mauvaise, ses doigts collaient au sac, il ne sentait plus ses membres glacés, ne voyait rien venir et tremblait de froid de la tête aux pieds. Mais sa cervelle n’était pas encore paralysée et, réfléchissant enfin, il comprit tout d’un coup qu’il avait été bel et bien mystifié.

Littéralement frigorifié, il allait se décida enfin à sauter de sa branche au moment précis où la caravane débouchait du chemin creux. Le saisissement le cloua un instant de plus sur son perchoir, le temps d’apercevoir et d’ouïr plus de trente lurons subitement déchaînés, qui se tenaient les côtes, l’interpellaient, le huaient, se moquaient, chantaient, vociféraient à qui mieux-mieux !

Il s’enfuit à travers champs et on raconte qu’il ne prolongea pas trop son séjour dans notre pays…

C’est ainsi que s’amusaient de temps à autre nos ancêtres feyzinois, à cette époque, quand ils étaient encore de vrais brûleurs de loups, des Dauphinois farouches et madrés.

Georges Saunier (1944), Feyzin au passé simple, Récits, 1977

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